Abbé Etienne Guibourg, prêtre de l\'ombre

Guibourg est le type même du criminel froid, calculateur et sans aucune pitié. La vérité, cachée au tréfonds de sa conscience, est que couve en lui une profonde haine, venue des souffrances et humiliations de son enfance obscure. Manipulateur, il sait cacher son jeu pour parvenir à ses fins, mais aussi inquiéter assez pour s'assurer qu'on ne lui jouera pas de vilain tour. Il ne croit ni à Dieu, ni à diable, tout cela n'est qu'artifice pour impressionner et exploiter la naïveté et les peurs des autres. Il s'est créé un personnage qui inquiète autant qu'il fascine, s'entoure de mystère mais en réalité prend mille précautions pour ne pas être démasqué ; car il ne fait confiance à personne. Sauf à Godin de Ste-Croix, son seul véritable ami, qu'il a la faiblesse d'aimer comme un fils. Il aime l'argent non en lui-même, mais pour le plaisir qu'il lui procure de berner les riches et les puissants, ce qui est une forme de revanche sur ce qu'il aurait voulu être. Son esprit vif et retors lui permet de sentir très rapidement les failles de ses interlocuteurs, et ainsi de les utiliser contre eux. C'est en vain qu'on lui chercherait une quelconque qualité, sinon celle de l'habileté à berner son monde, tant le personnage qu'il a façonné au fil des ans a pris le dessus sur celui qu'il fut dans sa jeunesse. En revanche, il serait tout aussi impossible d'énumérer ses vices. Débauché et pervers, il prend plaisir à faire souffrir, n'éprouve aucune émotion ni aucun sentiment. Du moins le voudrait-il ; son attachement sincère pour sa fille aînée, le seul être au monde à connaître ses faiblesses et à recevoir de lui quelque affection, pourrait laisser entrevoir que toute forme de sentiment n'est pas morte en lui. Il ignore les remords et la compassion, il y a renoncé à mesure qu'il s'enfonçait dans les ténèbres de son destin. La face la plus étrange de son caractère est sans doute son goût de défier le danger, comme si au fond tout cela n'était en réalité qu'un processus de destruction et d'autodestruction... Ce qui le conduit à être prêt à tout en marchant au bord du gouffre. Car c'est à n'en pas douter le gouffre qu'il y a en lui qui l'a conduit à tant d'excès.

Au premier abord, dans la vie publique, on pourrait le prendre pour un vieux prêtre inoffensif. Si ce n'était son regard, un regard terrible qui glace le sang sitôt qu'il s'attarde sur vous ; de petits yeux sombres, enfoncés sous des sourcils épais, qui brillent d'une lueur maligne. Il faudrait être très attentif pour y déceler, certains jours, une cruelle mélancolie. De taille moyenne, Guibourg a l'apparence d'un vieil homme desséché – desséché par le mal qui est en lui, autant que par les rigueurs de l'âge et les excès - : maigre presque à l'outrance ; le visage émacié et ridé, une bouche aux lèvres fines s'efforçant toujours de demeurer sans expression ; la peau parcheminée et d'une blancheur extrême que ponctuent sur le visage les rougeurs de son abus de boisson - l'ivresse qui lui apporte l'oubli et l'apaisement - ; le dos légèrement voûté par les longues heures passées dans son laboratoire. Cette maigreur pourrait laisser penser à un vieil homme affaibli par les ans ; mais il n'en est rien : il a conservé une force étonnante. Sur ses cheveux d'un blanc jaunâtre coupés mi-long et légèrement bouclés, souvent en désordre, la calotte noire cache une calvitie. Il porte le plus souvent l'habit court à la française, de la couleur noire de son état, qu'il juge plus commode ; mais parfois aussi cette soutane noire qui commence à se répandre et n'est pas encore une obligation, une soutane défraîchie aux boutons d'os – certains disent même d'os humain... mais ce ne sont là que balivernes inventées par ceux qu'il effraie.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que les origines et le parcours de l'abbé Guibourg sont très obscurs. Il cultive le secret et engendre contes et rumeurs, de façon à se protéger. Il est venu au monde en 1609 à Paris, dans la paroisse St-Eustache, d'une femme de petite vertu à ce que dit la rumeur. La vérité est qu'il est un enfant trouvé, qui a grandi sans connaître la moindre affection ; comment pourrait-il assumer au grand jour l'humiliation et la misère qui furent les siennes en ses jeunes années ? Il prétend être un bâtard du duc Henri de Montmorency, ce qui ferait de lui un parent illégitime des Condé et des Conti ; mais bien entendu, cela est impossible à prouver ; même si certains se laissent prendre au jeu de ce qui n'est sans doute qu'une fable qu'il s'était inventée enfant pour alléger le poids de ce terme de "bâtard" qui lui collait à la peau et rêver parfois à un lendemain plus heureux. Troublant néanmoins est le fait qu'un garçon de telle extraction ait pu accéder à la prêtrise. Cependant, il est effectivement prêtre. Il dit avoir d'abord officié en l'église St-Jacques de l'Hôpital, puis à Corbeil, avant de se voir nommer vicaire en l'église St-Marcel de St-Denis, fonction qu'il occupe actuellement. Il prétend également avoir été aumônier du comte de Montgomery, ce qui s'avère fort utile pour ouvrir certaines portes. Dans sa jeunesse, ce genre de fable lui a permis de fréquenter les milieux libertins de Paris, sous un pseudonyme - enfin, est-on vraiment certain de l'identité réelle de Guibourg ? Il y a acquis des convictions, qu'il a au fil du temps poussées jusqu'à leurs extrêmes limites, et cultivé son goût des passions charnelles. Il ne réside pas en permanence à St-Denis, mais très souvent à Paris, dans un modeste logement du quartier du Louvre qu'il loue à un marchand de vin.

Car il a depuis de longues années une maîtresse à peine dissimulée, Jeanne Chanfrain, de trente ans sa cadette, qui lui a donné plusieurs enfants. Jeanne était une ravissante jeune fille de 15 ans lorsqu'ils se rencontrèrent, l'une de ses paroissiennes issue d'une famille modeste ; après l'avoir séduite et engrossée, l'abbé Guibourg l'entraîna sans scrupule dans une vie aventureuse. N'ayant d'autre choix que de demeurer avec lui pour échapper à la misère, Jeanne endure sans sourciller la tyrannie de son amant, se consolant des rares moments où il s'abandonne à lui témoigner quelque tendresse furtive. Soumise ou résignée, elle obéit à toutes ses volontés et l'assiste parfois dans ses sombres offices. Ce qui provoque souvent la rage de l'abbé, c'est que Jeanne, bien que vivant dans le péché, conserve la crainte de Dieu et du châtiment qui sera le sien pour cette mauvaise vie. L'aînée de leurs filles, Magdeleine, pratiquement arrivée à l'âge où sa mère a rencontré l'abbé, est d'une grande beauté - la beauté du diable, disent les commères. Elle est surtout la grande faiblesse de Guibourg, qui la chérit, aime passer du temps avec elle et dépense sans compter pour qu'elle ne manque de rien. Il aimerait l'établir dans le monde, lui en épargner les rigueurs.

Pour la plupart de ses paroissiens, l'abbé Guibourg est un prêtre certes rigide et distant, mais surtout très discret. Il se comporte de façon très différente à St-Denis et à Paris, ne serait-ce que parce qu'il a besoin de sa couverture de vicaire. On le dit volontiers porté sur la boisson, et il est vrai qu'on le rencontre parfois dans quelque taverne ; on ferme les yeux sur son passé de libertin notoire maintenant qu'il est âgé. On dit qu'il a une maîtresse à Paris, mais après tout ce n'est pas si inhabituel chez les gens de son état. Seules quelques dévotes sont effrayées à sa vue et affirment qu'il sert le diable plus que l'Eglise.

L'abbé Guibourg est en réalité l'une des âmes les plus sombres de Paris. De tous les empoisonneurs de la capitale du royaume, il compte sans doute parmi les plus savants dans l'art de la fabrication des poudres. Connaissant toutes sortes de recettes et les utilisant tour à tour pour ne pas se faire prendre, il a pour spécialité redoutable ce qu'il nomme la « grenouillette »... Il poursuit d'ailleurs des expériences pour élaborer de nouvelles mixtures, avec son ami Godin de Ste-Croix, dans la pièce secrète située dans la cave de la maison du quartier du Louvre. Guibourg se livre également à la célébration de messes noires, pour lesquelles il se fait grassement payer. Depuis une dizaine d'années déjà, son commerce secret est particulièrement florissant, profitant de la frénésie qui semble s'être emparée des gens de robe et de la noblesse. Il vend lui-même ses services, poisons et messes, ou bénéficie de son réseau d'intermédiaires. Car il est en relation avec tous les empoisonneurs et diseurs de bonne aventure, et en particulier avec la Voisin avec laquelle la collaboration s'annonce fructueuse. Lui-même bénéficie d'un réseau personnel, surtout parmi les gens de robe. On est venu lui acheter de la grenouillette destinée à monsieur de Colbert ; mais celui-ci ayant seulement été malade, il s'est refusé à aller plus avant de crainte d'éveiller les soupçons.

A vrai dire, ce sont surtout les messes noires et autres incantations qui se révèlent lucratives ; depuis la mort soudaine de Madame, Guibourg a fort bien compris combien le commerce des poisons requérait de prudence. Un conseiller au Parlement, Pinon du Martray, compte parmi ses meilleurs clients ; le conseiller, apparenté à Fouquet, s'était ouvert à lui de son souhait de venger ce dernier en se servant de ses entrées auprès des gens de bouche de la Cour pour empoisonner le Roi lui-même. Guibourg lui avait suggéré de plutôt faire dire des messes, et depuis du Martray dépense sans compter, peut-être tout autant fasciné par le macabre rituel que par le but poursuivi... De même, le Gouverneur des Pages de la Petite Ecurie lui en commande régulièrement. Et, depuis quelque temps déjà, la Voisin, qui s'est fait entre autres une spécialité de fournir des enfants, lui en fait célébrer sur le ventre d'une mystérieuse dame masquée dont il se murmure qu'elle serait de très haut rang...